23 – LE TRIOMPHE DE LA VIE – PREMIÈRE PARTIE

Parmi les 22 atouts du tarot de Marseille, il en est un qui, chez de nombreuses personnes, suscite le malaise ou l’effroi. Certains l’appellent la Mort, mais comme la carte ne porte aucun nom, d’autres la jugent innommable. L’image semblait à tel point dépourvue d’ambiguïté qu’elle décourageait par avance toute investigation. La Mort, la Faucheuse, celle qui vous fait passer de vie à trépas : qu’ajouter à cela ? Se pouvait-il réellement qu’un atout du tarot de Marseille fût à ce point dénué de mystère ?

Nicolas Conver, Arcane 13, 1760

« Arcane » est un terme souvent utilisé dans les milieux ésotéristes pour désigner les atouts du tarot. C’est un mot dérivé du latin arcanum, signifiant « mystère ». Par commodité, j’appellerai le treizième atout du tarot de Marseille « arcane 13 ». Cependant, les premières cartes de tarot, au début du 15e siècle, étaient nommées autrement. Dans les documents d’archives qui ont été retrouvés récemment, elles sont habituellement désignées sous le nom de « triomphes » (en italien : trionfi).[1] On ne saura peut-être jamais avec certitude quelle est l’origine de cette dénomination ; cependant une piste mérite d’être mentionnée. En effet, ce nom est celui que l’humaniste florentin Pétrarque avait donné pour titre à l’un de ses plus fameux poèmes, dans la seconde moitié du 14e siècle. Dans cette œuvre, le terme de « triomphe » fait référence à la tradition romaine qui consistait à faire défiler jusqu’au Capitole les généraux vainqueurs à la tête de leurs troupes. Le poème de Pétrarque raconte un rêve de l’auteur qui, s’étant endormi sur l’herbe, avait vu s’avancer un char triomphal, conduit par l’Amour, et derrière lequel s’allongeait la longue cohorte de tous ceux qui ont été vaincus par lui. Mais après son triomphe, l’Amour succombe à son tour et se retrouve ligoté derrière le char de la Pudicité, qui le soumet. Puis la Pudicité s’incline face à la Mort ; avant que cette dernière soit dépassée par la Renommée ; laquelle s’efface derrière le Temps ; qui lui-même s’achève avec le triomphe final de l’Éternité.

Ainsi le poème de Pétrarque met-il en scène une hiérarchie de triomphes, commençant du plus faible pour aller vers le plus fort. De la même manière, dans le jeu de tarot, chaque atout porte un numéro, de 1 à 21, et le plus grand l’emporte sur le plus petit. C’est donc probablement par analogie avec les Triomphes de Pétrarque que les atouts du tarot de Marseille ont été appelés des trionfi au 15e siècle. À cette époque, cette œuvre connaissait en outre un succès éclatant et elle avait fait l’objet de nombreuses copies manuscrites, puis de multiples éditions imprimées. Souvent, ces livres étaient illustrés d’enluminures ou de gravures, plus ou moins conformes à un modèle qui s’était constitué progressivement. Parmi ces images, celles qui présentent le Triomphe de la Mort ont sans aucun doute inspiré l’arcane 13 du tarot de Marseille.

Ainsi, par exemple, la miniature à pleine page peinte en 1457 par le florentin Francesco d’Antonio Del Chierico, [2] ou la gravure attribuée au maître de la Passion de Vienne, réalisée à Florence vers 1465-1470.

Francesco d’Antonio del Chierico, Le Triomphe de la Mort, 1457 (Bibliothèque nationale de France, Paris)

 

Maître de la Passion de Vienne (Attr.), Le Triomphe de la Mort, vers 1465-70 (Graphische Sammlung Albertina, Vienne).

Dans ces deux cas, on note plusieurs détails typiques qui réapparaissent nettement dans l’arcane 13 du tarot de Marseille : 1) La figure principale est un squelette décharné ; 2) ce personnage est équipé d’une faux ; 3) le sol est jonché de corps humains dont certains portent une couronne ou une tiare. Cet ensemble de caractéristiques est d’autant plus frappant que deux d’entre elles semblent en contradiction avec les vers de Pétrarque. Ainsi, dans le poème, la mort se trouve décrite non comme un squelette mais comme « une dame de vêtements noirs vêtue » ;[3] et cette dernière n’y est pas armée d’une faux mais d’une « épée, laquelle perce et coupe ».[4] Il semble en fait que l’iconographie du Triomphe de la Mort se soit imprégnée de l’influence de deux autres traditions populaires à la fin du Moyen-âge. Il y a tout d’abord la vague des danses macabres, qui se multiplient dans toute l’Europe à la suite de celle qui ornait l’un des murs du cimetière des Innocents à Paris en 1424. La fresque originale a été détruite, mais des gravures sur bois publiées en 1484 permettent de donner une idée de ce qu’elle représentait. Elle mettait en scène des squelettes décharnés en compagnie de personnages emblématiques des différentes classes de la société de l’époque.

Pierre le Rouge (Attr.), Danse Macabre, 2ème édition, 1486 (Bibliothèque nationale de France, Paris).

La faux, pour sa part, est héritée de la figure astrologique de Saturne, qui était souvent accompagnée de cet instrument agraire dans ses représentations médiévales. En effet, la plus lente des planètes était habituellement associée à la vieillesse et à la mort. La faux est l’emblème de son pouvoir destructeur.

Le sol jonché de cadavres, en revanche, illustre fidèlement ces vers du Triomphe de la Mort :

[…] Et voilà, d’un bout à l’autre,
pleine de morts, toute la campagne,
tant, que prose ni vers ne le peuvent comprendre,
[…]
Là étaient ceux que l’on a dits heureux,
pontifes, seigneurs, empereurs :
ils sont nus aujourd’hui, miséreux, mendiants.
Où sont les richesses ? Où les honneurs ?
Et les gemmes, les sceptres, les couronnes ?
Et les mitres, les couleurs de pourpre ?[5]

Le message est clair : nul n’échappe à la mort et ni les riches ni les puissants ne sauraient se soustraire à leur destin. Une célèbre carte, tirée du tarot dit de Charles VI, qui n’appartient pas à la tradition du tarot de Marseille, présente elle aussi les trois caractéristiques issues des illustrations des Triomphes de Pétrarque : squelette, faux, corps allongés sur le sol.

Anonyme, La Mort, carte du Tarot de Charles VI, fin du 15ème siècle (Bibliothèque nationale de France, Paris).

Dès lors, on pourrait croire que tout est dit : l’arcane 13 du tarot de Marseille, ce serait tout simplement une image inspirée comme tant d’autres par le fameux poème. S’agissant d’un jeu conçu à Florence, patrie de Pétrarque, cela n’aurait rien d’étonnant. Pourtant notre carte présente des spécificités étrangères à l’iconographie traditionnelle du Triomphe de la Mort. 1) Il y a tout d’abord ce fait que les corps humains sont démembrés : têtes, mains, pieds, ossements. 2) Par ailleurs, la figure du squelette, de couleur rose, semble contenir un sous-ensemble composé d’éléments coloriés en bleu clair et rouge. Cette structure interne ressemble étrangement à un bulbe rouge dont les racines plongent dans le bassin du personnage, tandis qu’en sort une tige, confondue avec la colonne vertébrale du personnage, qui s’épanouit en une fleur à quatre pétales au niveau de son cou.

Nicolas Conver, Arcane 13, 1760 (mise en évidence de la plante intérieure)

L’interprétation de la carte ne saurait faire l’économie d’une investigation de détails aussi manifestement signifiants. Cependant, les Triomphes de Pétrarque ne livrent aucun autre indice. C’est dans d’autres directions qu’il fallait chercher.

À suivre dans la deuxième partie.

[1] Voir Thierry Depaulis, Le Tarot révélé. Une histoire du tarot d’après les documents, Freibourg-in-Breisgau, Musée Suisse du Jeu, 2013, p. 15-19 et 29-30.

[2] Maintenant à la Bibliothèque nationale de France, manuscrit Italien 545, folio 30v.

[3] Triomphe de la Mort, I, 31 : « una donna involta in vesta negra ».

[4] Triomphe de la Mort, I, 42 : « la mia spada, la qual punge e seca ».

[5] Triomphe de la Mort, I, 73-84. Traduction d’Henri Cochin.

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