Si Botticelli avait joué un rôle dans la création de la Justice et de la Tempérance du tarot de Marseille, alors il se pouvait que d’autres cartes trahissent son influence. Un examen minutieux de ses œuvres allait me permettre de mettre le doigt sur un premier cas convaincant.[1]

Sandro Botticelli, Lucifer
Le Lucifer de Botticelli est un grand dessin, tracé à la pointe d’argent sur un parchemin très blanc, et repris à l’encre noire. Sur toute sa hauteur, la surface est occupée par un gigantesque monstre velu, doté d’ailes de chauve-souris et dont les trois têtes, ornées de cornes de bouc et d’oreilles porcines, présentent des faces grimaçantes. Ses trois bouches munies de crocs et de défenses sont occupées à dévorer les corps de trois hommes nus.
L’image présente des ressemblances saisissantes avec le quinzième atout du tarot de Marseille, le Diable.

Le Lucifer de Botticelli (à gauche) comparé au Diable du tarot de Marseille (à droite).
La posture du monstre est la même, debout, de face, avec les jambes légèrement écartées. Ils ont tous deux les mêmes ailes de chauve-souris, portent des cornes sur la tête et souffrent d’un strabisme convergent. Mais ce qui est encore plus frappant, c’est la similitude des deux compositions, toute la hauteur de l’image étant occupée par le monstre tandis que les pointes de ses ailes viennent se loger précisément dans les angles supérieurs. Mieux encore, le centre exact de la composition, à l’intersection des diagonales, est occupé, dans les deux cas, par la même partie du corps, à l’entrejambe. Là, dans la carte, s’exhibent sans aucune ambiguïté les organes sexuels du personnage. Dans le dessin, la représentation est plus subtile, l’artiste ayant pudiquement dissimulé le contour des parties génitales au milieu des touffes de poils du monstre velu. Cependant, le point visé laisse peu de place à l’équivoque, d’autant plus que l’auteur du dessin, en le soulignant d’un cercle, en a fait le centre d’une cible.

Le centre des compositions : Lucifer (à gauche), le Diable (à droite)
Que signifient ces compositions génitocentriques ?
Le Lucifer de Botticelli fait partie d’un ensemble de 94 illustrations pour la Divine Comédie de Dante. Ce travail énorme a probablement été réalisé sur une longue période de temps et demeure inachevé. Aux dires de l’artiste et historien Vasari (1511-1574), Botticelli s’était pris d’une véritable passion pour ce chef d’œuvre de la littérature italienne. Ce vif intérêt du peintre est probablement né lors de sa collaboration à la première édition illustrée de la Divine Comédie, imprimée en 1481. Celle-ci, accompagnée d’un commentaire de Cristoforo Landino et d’une lettre d’introduction de Marsile Ficin, devait être enrichie de plusieurs estampes gravées sur métal. Il semble que des difficultés techniques aient contrarié le bon accomplissement de ce projet, si bien que les exemplaires connus de cette édition ne comportent que quelques vignettes illustrant l’Enfer. Un certain Baccio Baldini exécuta les gravues à partir de dessins de Botticelli. L’auteur du commentaire, Landino, était un proche des Médicis et un ami de Marsile Ficin. Plus âgé que ce dernier, il avait été son maître avant de devenir son disciple en Platon. Son édition de la Divine Comédie apparaît comme une entreprise collective, promue par les Médicis, encouragée par Ficin, et mettant à contribution des artistes, artisans et imprimeurs florentins.[2]
Le dessin du monstre illustre le dernier chant de l’Enfer. Après avoir traversé tous les cercles de la damnation, Dante, guidé par Virgile en ces lieux inhospitaliers, se retrouve au plus profond du monde inférieur, face à Lucifer lui-même. L’ange déchu se tient immobile, battant des ailes sans réussir à s’élever, coincé à jamais au centre du monde. Le dessin de Botticelli, à la manière d’une bande dessinée, montre les différentes étapes de cette ultime péripétie du voyage de Dante et Virgile en enfer. Dante s’effraie à la vue du monstre. Rassuré par Virgile, il se laisse convaincre de descendre avec lui, porté sur son dos, le long du torse velu de Lucifer. Au milieu de la feuille de parchemin, toutefois, Dante et Virgile se retrouvent subitement la tête en bas et les pieds en l’air.

Dante et Virgile s’approchent de Lucifer.

Dante et Virgile descendent le long du torse de Lucifer, puis se retrouvent la tête en bas.

Ayant dépassé le centre de la terre, Dante et Virgile remontent vers le Purgatoire (feuille de parchemin retournée)
Botticelli se montre ici parfaitement fidèle aux vers de Dante, dans lesquels Virgile livre l’explication de ce soudain retournement :
Tu imagines être encore en-deçà du centre […]
Tu y étais, tant que je descendis :
Quand je me retournais, tu dépassas ce point
Où de tous côtés tendent les corps pesants.[3]
La géographie de l’au-delà que propose la Divine Comédie place Lucifer précisément au centre de la terre. Dès lors que Dante et Virgile ont franchi ce point, qui est celui vers lequel convergent tous les corps en raison de la pesanteur, alors la gravité s’inverse pour eux, et après être descendus contre le torse de Lucifer, ils se retrouvent à remonter dans l’autre hémisphère, le long de ses jambes. De là, ils vont rejoindre le Purgatoire où ils émergeront de leur séjour souterrain. Le point de retournement indiqué dans le poème est « là où la cuisse s’emboîte au saillant de la hanche », c’est-à-dire à peu près à hauteur du nombril.[4] Ce qui est curieux dans le dessin de Botticelli, c’est qu’il ne souligne pas tant ce point que celui, plus bas, qui se trouve entouré d’un cercle au centre de la feuille de parchemin, à savoir le sexe de Lucifer. L’explication de cette étrangeté se trouve dans le commentaire de Landino à la Divine Comédie, un texte qui reflète souvent les idées platoniciennes de Ficin. L’interprétation que donne Landino de la situation centrale de Lucifer est allégorique. Pour lui, la chute de Lucifer au centre de la terre fait allusion à la damnation des vices, et particulièrement l’excès de sensualité.[5]
Les désirs physiques sont comme des forces naturelles qui enfoncent les âmes dans la matérialité du monde. Pour en sortir, les âmes doivent dépasser le lieu où tendent tous les corps pesants, c’est-à-dire passer outre les appétits charnels qui visent à la vie physique et à la procréation. Si Botticelli place le sexe de Lucifer au centre de la terre, c’est pour souligner l’idée selon laquelle la procréation est le moteur du monde physique. Seules les âmes qui s’en affranchissent sont susceptibles de s’élever jusqu’au monde supérieur des réalités idéales, dégagées de la matière. Selon toute vraisemblance, le Diable du tarot de Marseille – qui place également le sexe du monstre en son centre – doit être interprété de la même manière.
Le commentaire de Landino offre en outre l’explication d’une particularité partagée par le dessin de Botticelli et la carte du Diable : le strabisme du démon. Il écrit en effet, en parlant des trois faces de Lucifer, supposées représenter la colère, l’avarice et la paresse :
Chaque face a deux yeux : et ceux-ci sont déréglés l’un par rapport à l’autre. Dans la colère, l’œil droit est trop chercher son propre bien, le gauche trop fuir la souffrance. Dans l’avarice, l’un est trop conserver ce qui est à soi, l’autre trop convoiter ce qui est à autrui. De même, la paresse vise à éviter la fatigue et à prendre du repos.[6]
Le strabisme fait donc allusion, selon cette interprétation, à certains comportements humains conditionnés par les vices.

Le strabisme de Lucifer (à gauche) comparé à celui du Diable (à droite).
Landino propose également de voir dans les ailes de chauves-souris de Lucifer une évocation de la nuit de l’ignorance, qui donne lieu aux tentations diaboliques :
Il n’avait pas des ailes d’oiseau, mais elles étaient comme celles des chauves-souris. […] Lucifer était donc un de ces oiseaux qui volent la nuit, et la nuit signifie l’ignorance, ce qui dénote que notre ignorance est celle qui donne lieu aux tentations diaboliques.[7]
Plusieurs caractéristiques communes au Lucifer de Botticelli et à la carte du Diable trouvent donc leur explication dans le commentaire de Landino sur l’Enfer. Pourtant, la carte et le dessin ne représentent pas la même chose et le Diable ne saurait être vu comme une simple illustration de l’Enfer de Dante. Il suffit pour s’en convaincre de noter les caractères propres au Lucifer dantesque qui ne sont pas présents dans la carte : les trois têtes dévorant des hommes, le corps velu, les trois paires d’ailes (réduites à une seule). D’autre part, les figures de Dante et Virgile sont remplacées dans la carte par deux captifs nus les mains dans le dos, reliés par le cou à un anneau fixé sur le piédestal du Diable. Que font donc ici ces individus ?
[1] Voir mon Un diavolo nella caverna di Platone, “Bruniana & Campanelliana”, XVI (2010), pp. 89-106
[2] Voir l’introduction de Paolo Procaccioli à Cristoforo Landino, Comento sopra la Comedia, éd. Paolo Procaccioli, Rome, Salerno, I, p. 9-105, ici 11-31 et 88-90.
[3] Dante, L’Enfer, XXXIV, 106-111 (trad. Jacqueline Risset)
[4] Cristoforo Landino, L’Enfer, XXXIV, 77 (trad. Jacqueline Risset)
[5] Landino, Comento sopra la Comedia, éd. Paolo Procaccioli, Rome, Salerno, 2001, Inferno, xxxiv, [70-87], 21-27, ii, p. 1025.
[6] Landino, Comento sopra la Comedia, cit., Inferno, XXXIV, [37-54], II, p. 1019.
[7] Landino, Comento sopra la Comedia, cit., Inferno, XXXIV, [49-51], II, p. 1020.
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