THE TAROT OF MARSILIO
An Inquiry into the Origins of the Tarot of Marseille
A three volume book by Christophe Poncet to be published by Scarlet Imprint (first volume in 2023)
LE TAROT DE MARSILE
Une enquête sur les origines du tarot de Marseille
Un livre de Christophe Poncet en trois volumes à paraître chez Scarlet Imprint (1er volume en 2023, en anglais)
Au XVIIIe siècle, un type bien particulier de tarot s’est diffusé en Europe. Devenu populaire, il sera appelé tarot de Marseille, ce qui a laissé croire que c’est de cette ville qu’il était originaire.[1] En réalité cette dénomination tardive est trompeuse car, comme nous le verrons, ce modèle est italien.[2] S’il a surtout servi à jouer aux cartes, ce sont d’autres usages qui ont fait sa renommée. La série de vingt-deux atouts qui le caractérise a en effet suscité l’intérêt hors de l’univers du jeu. À la fin du XVIIIe siècle, le français Court de Gébelin (1725-1784) écrit Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, dans lequel – entre mille autres choses – il s’intéresse aux images du tarot et formule une hypothèse quant aux origines de ce jeu. Ses observations sont illustrées de planches présentant des cartes correspondant au modèle dit « de Marseille ». Il affirme que jeu serait originaire d’Égypte :
Ce livre égyptien, seul reste de leurs superbes bibliothèques, existe de nos jours : il est même si commun, qu’aucun savant n’a daigné s’en occuper, personne avant nous n’ayant soupçonné son illustre origine […] Ce livre est en un mot le JEU DES TAROTS, jeu inconnu, il est vrai, à Paris, mais très-connu en Italie, en Allemagne, même en Provence, & aussi bizarre par les figures qu’offre chacune de ses cartes, que par leur multitude.[3]
Pour Gébelin, cet « Ouvrage des anciens Égyptiens » recèle un trésor de sagesse issu de l’Antiquité, écrit en langue allégorique, et il s’étonne que nul ne se soit encore avisé d’en déchiffrer les feuilles :
Si l’on entendoit annoncer qu’il existe encore de nos jours un Ouvrage des anciens Egyptiens, un de leurs Livres échappé aux flammes qui dévorèrent leurs superbes Bibliothèques, & qui contient leur doctrine la plus pure sur des objets intéressans, chacun seroit, sans doute, empressé de connoître un Livre aussi précieux, aussi extraordinaire. Si on ajoûtoit que ce Livre est très-répandu dans une grande partie de l’Europe, que depuis nombre de siècles il y est entre les mains de tout le monde, la surprise iroit certainement en croissant: ne seroit-elle pas à son comble, si l’on assuroit qu’on n’a jamais soupçonné qu’il fût Egyptien; qu’on le possède comme ne le possedant point, que personne n’a jamais cherché à en déchiffrer une feuille: que le fruit d’une sagesse exquise est regardé comme un amas de figures extravagantes qui ne signifient rien par elles-mêmes? Ne croiroit-on pas qu’on veut s’amuser, se jouer de la crédulité de ses Auditeurs ?[4]
De là se popularisera par la suite l’idée que les cartes du tarot constituent le recueil occulte d’une sagesse ancienne. Dans le même temps, le jeu aux figures de Marseille devint l’outil privilégié des diseurs de bonne aventure. Dans les années 1770-1780, c’est avec le tarot de Marseille que Jean-Baptiste Alliette, mieux connu sous son pseudonyme d’Etteilla, pratique la divination, et c’est à partir de ses figures qu’il réalise en 1788-89 son propre jeu .
La fascination que ces atouts ont exercée sur les occultistes et les cartomanciens tient certainement à la présence, dans ces images, de nombreuses figures allégoriques et symboliques issues de traditions apparemment hétéroclites. Le Christianisme y est représenté, avec le Pape, mais la Papesse laisse perplexe ; on y reconnaît, aux quatre coins d’une mandorle, le Tétramorphe biblique mais en son centre se tient, à la place du Christ, un androgyne dévêtu ; les symboles astrologiques et alchimiques y abondent, mais aussi des figures de la mythologie et de la philosophie antiques. Ce foisonnement, de nature à brouiller les pistes, a longtemps rendu problématique l’identification de l’origine du tarot de Marseille et son interprétation. Les cartomanciens et les occultistes avaient-ils vu juste en reconnaissant dans ces extravagances des vestiges précieux d’une connaissance très-ancienne et secrète ? Tout le monde ne l’entendit pas de cette oreille.
En 1981, la publication du livre de Michael Dummett sur le tarot, The Game of Tarot, from Ferrara to Salt Lake City, donna lieu à une recension qui secoua les colonnes de l’influente New-York Review of Books.[5] L’article était signé Frances Yates, la grande historienne britannique spécialiste de la pensée magique et de l’art de la mémoire à la Renaissance. La critique, cinglante, fustigeait le postulat du livre selon lequel la seule utilisation du tarot, avant la publication du Monde Primitif, était de jouer aux cartes :
Il semble que le but essentiel derrière la poursuite fanatique du jeu de tarot, sous toutes ses formes, par le professeur Dummett, est de prouver qu’à travers son histoire, il a été seulement un jeu et rien d’autre […] Comment peut-on résumer ses impressions à la lecture du livre extrêmement étrange du professeur Dummett ? Pour les spécialistes des jeux de cartes, il a fait remonter une masse énorme d’informations inédites. Son principal argument – selon lequel le fait que les cartes étaient utilisées comme de « vrais jeux de cartes » prouve que leurs images n’avaient aucune signification occulte – n’est pas convainquant. Si le professeur Dummett avait passé un dixième du temps et des efforts qu’il a consacrés à courir après d’obscurs jeux de cartes à examiner avec plus de soin les volumes de Court de Gébelin, il aurait eu à se demander qui était « Horapollon » et dans quel sens Gébelin utilisait le mot « hiéroglyphe ». De telles recherches l’auraient conduit à poser d’autres questions à ses informations au-delà de celles qu’il a choisi d’explorer.[6]
Yates estime que le mot « hiéroglyphe » ne devait pas s’entendre au sens de Champollion, mais à celui de la Renaissance, c’est-à-dire comme un langage en images, plus profond que n’importe quelle description discursive. En ce sens, la combinatoire du jeu de cartes pourrait s’apparenter à un système d’images propre à servir de support à un système mnémotechnique, tels que ceux dont elle traite dans son livre L’art de la mémoire.[7] Dans un numéro suivant de la New-York Review of Books, Michael Dummett répondit avec virulence, repoussant toutes les critiques et réaffirmant son credo selon lequel, rien, non vraiment rien ne permettait de penser que le jeu de tarot ait pu servir, avant les élucubrations de Court de Gébelin, à rien d’autre qu’à jouer aux cartes :
Dame Frances Yates pense manifestement que les occultistes étaient dans le vrai dans leurs interprétations du paquet de tarot ; mais il faudrait des raisons plus substantielles que celles qu’elle offre pour tirer une telle conclusion. Elle ne met pas en question – elle ne les mentionne pour autant pas – les preuves que j’ai apportées, basées sur une multitude de références documentaires, selon lesquelles aucune signification occulte n’était attachée aux cartes, ni aucune utilisation n’en était faite si ce n’est pour jouer aux cartes, jusqu’à l’intervention de Court de Gébelin en 1781.[8]
La polémique s’arrêta là. Frances Yates s’éteignit quatre mois plus tard. Dans sa recension du livre de Dummett, celle-ci regrettait qu’aucune « tentative iconographique sérieuse n’ait été entreprise sur la tradition de tarot français à laquelle les images de Court de Gébelin appartiennent ». Elle visait là évidemment la tradition du tarot « de Marseille ».
Ainsi, comme les chefs d’œuvres de la Renaissance étudiés par Warburg et ses émules, le tarot pouvait faire l’objet d’une enquête iconologique.[9] À la croisée de l’histoire de l’art, de la sémiotique, de l’anthropologie et de l’esthétique, cette démarche envisage les images à la fois comme produits de parcours évolutifs et comme puissances agissantes. C’est selon cette voie que j’orientai mes recherches au début des années 2000. Dans quelles traditions graphiques et intellectuelles les figures du tarot « de Marseille » s’insèrent-elles ? Où se placent-elles au sein de l’écheveau de référents esthétiques, culturels et idéologiques auxquelles elles renvoient ? Quels pouvaient être leurs usages et quels effets produisaient-elles ? En remontant les différents fils, petit à petit, la cohérence formelle et intellectuelle du jeu a émergé et, de là, celui-ci a trouvé sa place bien précise dans l’histoire : en tant qu’œuvre artistique, en tant qu’expression d’une pensée, en tant que produit d’un contexte humain particulier et en tant qu’instrument agissant.
La logique de l’enquête, comme l’a montré le philosophe et psychologue John Dewey, est la poursuite de la cohérence : on peut accumuler des multitudes d’observations sur un objet quelconque sans parvenir nulle part ; on peut aussi partir d’un cadre conceptuel prédéterminé et forcer le travail d’observation à s’y conformer. La seule et unique solution pour éviter ces deux écueils est de toujours rester sensible à la qualité d’une situation en tant qu’ensemble.[10] L’enquête, au sens de Dewey, « est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est déterminée dans les distinctions et relations qui la constituent au point de convertir les éléments de la situation originelle en un tout unifié. » Qu’un seul fil de l’investigation dissone, et c’est l’hypothèse de départ qu’il faut revoir. Avec son corpus de vingt-deux atouts, le tarot de Marseille constitue un ensemble clos qui se prête bien à cette démarche. C’est dans cet esprit que la présente enquête a été conduite. Je me suis mis en chemin sans idée préconçue et, d’observation en indice, d’intuition en réfutation, d’erreur en trouvaille, s’est progressivement constituée et renforcée l’hypothèse que propose le présent livre. L’ouvrage s’articule en trois parties, qui font chacune l’objet d’un volume.
Le premier raconte les étapes initiales de l’enquête qui permettront d’identifier le penseur florentin Marsile Ficin (1433-1499) comme l’inspirateur probable du tarot de Marseille, montre que le caractère ludique du jeu n’exclut en aucune façon une utilisation ésotérique et se focalise sur la compréhension et l’interprétation de huit figures d’atouts : le Chariot, le Diable, l’Amoureux, la Force, l’Hermite, la Maison-Dieu, l’arcane XIII et le Mat.
Le deuxième volume poursuivra l’enquête en s’attachant à chacune des quatorze figures d’atout restantes : le Monde, le Pape, la Papesse, l’Impératrice, l’Empereur, le Bateleur, la Justice, Tempérance, la Roue de fortune, l’Étoile, le Soleil, la Lune, le Pendu et le Jugement.
Enfin, le troisième volume partira d’un texte manifestement cryptique de Ficin pour mettre en lumière la structure occulte du tarot de Marseille, permettant de reprendre avec un regard neuf l’étude de chacune des figures d’atout.
[1] Dans ce livre, j’utiliserai principalement le modèle signé par Nicolas Conver, gravé en 1760. Pour un aperçu de différents exemples de la tradition du tarot de Marseille, voir Daniel Grütter, Walter Haas, Max Ruh, Schweizer Spielkarten 2. Das Tarockspiel in der Schweiz. Tarocke des 18. und 19. Jarhunderts, Schaffhouse, Sturzenegger Stiftung Schaffhausen / Museum zu Allerheiligen Schaffhausen, 2004, p. 118-139, 146-179.
[2] Depuis les travaux de Sylvia Mann et Michael Dummett, il ne fait plus aucun doute que la famille des tarots dits « de Marseille » prend sa source dans l’Italie de la Renaissance. Cf. Michael Dummett, The Game of Tarot, from Ferrara to Salt Lake City, Londres, Duckworth, 1980, p. 407-417 . Voir aussi Thierry Depaulis, Tarot, Jeu et Magie, Paris, Bibliothèque Nationale, 1984, p. 71-73 ; Idem, Le tarot de Marseille, in Cartes à jouer et tarots de Marseille. La donation Camoin, Marseille, Alors hors du Temps, 2004, p. 125-133. Idem, Le Tarot révélé. Une histoire du tarot d’après les documents, Freibourg im Breisgau, Musée Suisse du Jeu, 2013, p.39.
[3] Antoine Court de Gébelin, Le Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, vol. 8, tom. 1, Paris, 1781, p. 365.
[4] Ibidem.
[5] Michael Dummett, The Game of Tarot, from Ferrara to Salt Lake City, Londres, Duckworth, 1980,
[6] Frances A. Yates, In the Cards, ‘‘New York review of Books’’, numéro du 19 février 1981.
[7] Frances A. Yates, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975.
[8] Michael Dummett, Origins of Tarot, ‘‘New York review of Books’’, numéro du 14 mai 1981.
[9] Voir notamment : Aby Warburg, Essais Florentins, trad. S. Muller, Paris Klincksieck, 1990 ; Idem, La Naissance de Vénus et le Printemps de Sandro Botticelli, Paris, Allia, 2007
[10] John Dewey, Logic. The Theory of Inquiry, New York, Henry Holt, 1938, p. 70 : « It is more or less a commonplace that it is possible to carry on observations that amass facts tirelessly and yet the observed “facts” lead nowhere. On the other hand, it is possible to have the work of observation so controlled by a conceptual framework fixed in advance that the very things which are genuinely decisive in the problem in hand and its solution, are completely overlooked. Everything is forced into the predetermined conceptual and theoretical scheme. The way, and the only way, to escape these two evils, is sensitivity to the quality of a situation as a whole. »